Danseuse, chorégraphe et artiste pluridisciplinaire installée à Lausanne, Laura Beaubrun, originaire de Port-au-Prince, développe une pratique qui relie danse, culture haïtienne traditionnelle, performance et pédagogie. Inspirée par la spiritualité, les rythmes ancestraux, le lakou et l’expression corporelle, elle revient, dans une entrevue accordée à Chokarella, sur la genèse et la portée intime de son dernier single « Nana Buruku », paru le 5 octobre.
Au fil de l’entretien, elle décrit un projet qui s’inscrit au-delà d’une simple création musicale. Pour elle, « Nana Buruku » est « intérieur », un espace de mémoire et une traversée spirituelle où se rencontrent intime, ancestral et invisible. L’œuvre, née « d’un rêve et d’une prière d’enfance », s’ancre dans une continuité culturelle qui traverse Haïti, la fête de l’Ouest et les territoires symboliques des ancêtres.
L’origine du morceau remonte au décès de sa grand-mère maternelle en 2002. Après une série de rêves, la prière de « Nana Buruku » refait surface : « la prière que mes parents nous ont enseignée quand j’étais enfant est revenue à travers un de ces rêves », explique-t-elle. Longtemps, ces mots demeurent des réminiscences. Puis, fin 2019, un basculement se produit : « Ce ne sont pas seulement des mots qui m’inspiraient, mais des images et des symboles qui sont venus en moi. Je cherchais des sons précis dans un style méditatif, pour retranscrire les émotions et la sagesse de cette prière », dit-elle.
Elle entreprend alors de transformer cette matière en œuvre. L’écriture commence en janvier 2020 et s’étend jusqu’en septembre. Sa démarche, intuitive, repose sur une exigence spirituelle : faire converger voix, danse, symboles et visualité autour d’une même intention. L’importance de la prière s’enracine dans un environnement familial marqué par une forte sensibilité spirituelle. Laura évoque une enfance imprégnée des musiques d’Afrique de l’Ouest — Baaba Maal, Salif Keita, Angélique Kidjo, Fela Kuti — et des Caraïbes, mais aussi d’une éducation où l’invisible occupait une place quotidienne. « Ma mère m’apprenait à écrire des lettres à l’Univers », se souvient-elle, évoquant ces textes symboliques qui l’aidaient à comprendre la relation entre monde visible et monde spirituel.
Les principes du lakou — solidarité, respect du vivant, transmission — occupent également une place centrale. « Cet esprit du lakou a profondément marqué ma vision du monde », confie-t-elle. Dans cette continuité s’inscrit sa lecture actuelle de « Nana Buruku ».
Pour elle, « Nana Buruku » représente à la fois une divinité, une figure symbolique, une force spirituelle et un ressenti intime. Elle évoque une présence subtile « comme une odeur de parfum poudré », un ancrage intérieur. La divinité apparaît dans plusieurs traditions au Togo, au Bénin et au Ghana. En Haïti, certains lakou du Nord lui rendent hommage. « À Kanpèch, un tambour lui est dédié. À Soukri, elle est représentée comme Manbo Inan », précise-t-elle.
Cette pluralité l’amène à évoquer la « Grand-Mère universelle », qu’elle rapproche de l’archétype jungien : une figure enracinée dans l’inconscient collectif, réinterprétée selon les cultures. Le message qu’elle souhaite transmettre porte sur la nécessité de renouer avec cette sagesse parfois altérée par les préjugés. « Notre culture ancestrale n’est pas diabolique. Elle nous rappelle l’essentiel et nous encourage à avoir la foi. »
La construction musicale du morceau repose sur des collaborations ciblées. Laura écrit la musique, conçue en composition avec Emmanuel Beaubrun (T-Man). Les arrangements sont réalisés par la violoniste Yilian Cañizares, dont le travail a permis, selon elle, d’affiner les textures du titre.
La structure suit une démarche méditative. La prière en langue yoruba sert de fil conducteur. Certains éléments de musique traditionnelle — Twa Fèy, Twa Rasin O, Ibo M Granmoun O — interviennent comme marqueurs symboliques. Elle explique : « Cela symbolise le fait de jeter ce qui ne sert plus et de garder l’essentiel, ainsi qu’Ibo, pour montrer que, grâce à cette sagesse ancrée, nous restons debout. » Autour de la voix de Laura et du rap de T-Man, plusieurs musiciens contribuent, dont Ted Beaubrun aux tambours et Carlos Sardy Dimet à la trompette.
La réalisation et la direction artistique sont assurées par Laura Beaubrun, en collaboration étroite avec la vidéaste Helena Lee. Le tournage se déroule sur deux jours à Genève. « Chaque instant était marquant », dit-elle. Parmi les moments forts, la participation des trois grand-mères — Jocelyne Michel, Isleny Anderegg et Mimi L’Évêque — qui apparaissent dans le clip. Lorsqu’elles exécutent leurs gestes symboliques, « quelque chose s’est ouvert. Ce moment nous a profondément émus ».
La chorégraphie, conçue par Laura, met en mouvement cinq danseurs : Jasmine Procter (JaZ), Dario Guye Theodore, Sarra Ben Bader et Claudia Sicilia Venegas. Leurs gestes prolongent l’esthétique du projet : salutations, ancrage au sol, élévations, marches structurées. La danse ibo marque une libération intérieure.
Les trois grand-mères incarnent trois lignées. « Nos ancêtres viennent des Amériques, de l’Afrique et de l’Europe », rappelle l’artiste. La cruche y occupe un rôle central : symbole de transmission, d’eau, de parole et de quête de sens. Les châles conçus par Mimi L’Évêque ajoutent une dimension de tissage et de soin reliant les générations. L’enregistrement et le tournage ont également constitué un moment de transformation personnelle : « je chantais avec le cœur. J’ai compris qu’il fallait être pleinement présente à chaque étape ». Elle reconnaît que le projet l’a marquée : « J’étais véhicule pour quelque chose de plus grand. »
“Nana Buruku” constitue une première étape. Laura travaille déjà sur un EP dont elle imagine les couleurs, les images et les futures collaborations. Elle mentionne aussi une performance en cours d’écriture, susceptible d’évoluer vers un court-métrage, un processus qu’elle envisage guidé par l’intuition.
La place de ce morceau dans son parcours tient à sa dimension fondatrice. « Nana Buruku montre comment on peut créer de l’art à partir du vécu intérieur, avec une dimension thérapeutique. » Elle souhaite que cette œuvre contribue à mettre en lumière la culture traditionnelle haïtienne, encore peu portée par des femmes artistes : « Je voulais aller dans ce sens et témoigner de sa beauté et de sa richesse, cette fois-ci en utilisant ma voie et ma musique », affirme-t-elle.
Par Ann-Olguetty Loodjenny Dieuve© Chokarella

